Le cœur, expression symbolique de la vie affective
 

Françoise Dolto
 

 

En essayant de parler du «cœur » à la lumière de l'expérience clinique psychanalytique, j'ai été surprise à première vue que ce vocable et l'analyse de ce qui se trouve caché derrière lui ne soient pas plus souvent mis en évidence. Cependant, me revenaient à l'esprit quelques observations où, à titres divers, la région du cœur, ou le cœur lui-même, dans les symptômes, les propos ou les dessins, semblaient avoir de l'importance.

Ce qui suit n'est qu'une légère contribution, basée sur mon expérience clinique et un peu de bon sens. Il s'agit de quelques notes, qui ne prétendent guère apporter une contribution psychanalytique profonde.

Chez les enfants, l'influence du langage appris de leurs parents leur donne l'habitude d'associer des émois à la sonorité du mot « cœur ». Le langage et les valeurs affectives, de frustration ou de gratification d'amour, qui l'accompagnent, imposent aux enfants plusieurs notions précoces.

En premier lieu, vient celle-ci, qu'il est « bien » d'avoir bon cœur, et « mal » d'avoir mauvais cœur ou d'être sans cœur. Celui qui a mauvais cœur, grosso modo, se réjouit des déboires survenant aux autres. Celui qui a bon cœur se doit de se sentir mal à son aise (ce qui, vu par les yeux de l'enfant, se confond avec le sentiment de culpabilité) devant un être qui souffre, ou qui est plus malheureux que lui.

Quant à l'enfant « sans cœur », c'est celui qui n'éprouve pas d'émois dépressifs devant les conséquences affectives, sincères ou simulées, que ses actes entraînent chez ses parents quand ils sont mécontents ou éprouvés.

« Cœur » semble donc être donné à l'enfant comme mot clef de la valeur qu'il peut prendre aux yeux de l'adulte, quand il cultive en lui le processus d'identification à la douleur ou à la jubilation affective de « l'autre ».

À partir de là, d'autres facteurs se mettent à jouer, suivant les conditions qu'imposent, consciemment ou non, les adultes pour que l'enfant soit jugé avoir du..., avoir bon... ou avoir mauvais cœur.

Il y aurait là une étude systématique à faire, avec de nombreuses observations à l'appui, sur l'angoisse méritoire liée - par éducation - à la douleur de l'autre. On découvrirait alors que, dans certains cas, cette éducation aboutit même à la perversion des racines de la charité chrétienne.

Il est encore une autre notion, à la fois spontanée et inculquée, semble-t-il, et il est difficile chez les « entendants » de discriminer la part de la sensation de celle de l'influence du langage. Lorsque l'enfant vomit, quelle qu'en soit la raison, si ce vomissement ne paraît pas être provoqué par une cause traumatique matérielle, comme une quinte de coqueluche ou un choc, cela s'appelle en français courant: avoir mal au cœur. C'est-à-dire que l'estomac avec ses malaises devient, pour le langage, synonyme de solidité ou de manque de solidité du cœur. Le cœur devient alors le mot répondant aux réactions affectives d'assimilation ou de répulsion de nourriture, c'est-à-dire du prendre en soi pour faire sien.

« Quelque chose me ferait mal au cœur » veut dire: je ne pourrais le faire sans sensation de répulsion qui me viderait de ma force, je me sentirais faible. C'est à cette acception-là que nous rapportons la plupart des propos touchant le terme cœur, employé par les enfants et le langage courant. Tel propos, par exemple, d'un garçon de trois ans, inquiet de voir partir sa mère et voulant se rassurer: « Maman, tu es toujours dans mon cœur! »

Ce même enfant répondait à sa mère une autre fois, où il tenait ce même propos et qu'elle disait: « Mais comment est-ce que je peux tenir dedans?» - «Tu comprends, c'est le cœur du cœur, c'est pas le cœur de viande, alors il est grand, grand! »

Ce réceptacle digestif magique auquel tous les enfants croient, les mères en étendent les fonctions jusqu'à la reproduction, tout naturellement pensent-elles. Or, pour l'enfant, le classique tu es né dans mon cœur, ou près du cœur », ce cœur qui « rend » la nourriture en trop, qui dans d'autres cas, lorsque la nourriture a été gardée, peut en faire un excrément ou un enfant, ce « cœur-estomac-ventre » peut devenir l'objet de projections très angoissantes.

J'ai vu deux garçons entre onze et douze ans, qui présentaient tous deux la phobie de mourir par un arrêt du cœur. Tous deux étaient très anxieux, avaient le souffle court, ils passaient leurs journées à vérifier leur pouls avec angoisse, et ne pouvaient s'endormir sans qu'une autre personne continue leur surveillance.

Dans ces deux cas, il n'y avait pas de symptômes cardiaques, mais seulement une angoisse psychique liée à la fixation-identification à la Mère, et au désir-crainte magique du Père. Il y avait chez tous les deux une sorte d'idéal inverti inconscient. L'enfant se sentait mâle, mais voulait ou se sentait identifié à sa mère, femelle, blessé ou menacé dans son organe vital sexuel associé à l'emplacement de son cœur.

Le premier me racontait en sufoquant l'accident qui avait déterminé son état grave. Un poteau télégraphique avait été déraciné par la chute d'un avion, celui-ci s'étant pris dans ses fils. « Quand j'ai vu le pauvre poteau arraché!... » disait-il en s'identifiant à ce poteau et non aux aviateurs tués, ou à l'avion détruit. L'autre garçon redoutait l'éclatement de son cœur, qu'il associait inconsciemment à l'accouchement.

Il languissait d'avoir un petit frère pour faire une surprise à sa mère qui, veuve depuis peu après sa naissance, disait qu'elle ne pouvait plus avoir un enfant. L'enfant vivait entre une mère et une sœur plus âgée que lui, sans notion consciente du rôle paternel dans la procréation, et sans apprentissage garçonnier, sans référent masculin.

Chez une femme affligée de « neurasthénie » chronique - traduisons: d'absence d'intérêt affectif - et qui souffrait d'un sentiment de frustration remontant à l'enfance, le cœur, pâlement dessiné au trait sur le papier qui était devant elle, revenait comme la traduction stéréotypée de sa sensation de vide. Un jour, une fenêtre ouverte dans le cœur qu'elle dessinait, traduisit le premier appel affectif dans le transfert psychanalytique. Cet état nouveau d'appétit d'échange, lié à de grands sentiments d'impuissance, éveillait en elle un fort sentiment de culpabilité. « C'est votre faute, me dit-elle, c'est trop tard maintenant, je n'aurais jamais dû venir ici.

Quand on n'a rien à donner, il vaut mieux rester le cœur fermé. » Dans ces quelques observations, le cœur paraît représenter un symbole de réceptacle psycho-affectif localisé dans la partie haute du tronc.

Un organe creux, où se logent magiquement les êtres aimés, d'où peuvent sortir les enfants; un organe creux, plus ou moins solide, lourd ou léger, plus ou moins tendre ou dur, qui s'ouvre pour recevoir ou donner, se ferme pour ne pas recevoir. Il est le siège d'une conservation de puissance par sa plénitude légère, associé au plan digestif, du sentiment de sécurité.

Il est d'autres cas où le cœur n'est pas ressenti comme un organe passivement rempli ou passivement conservateur, passivement ouvert ou fermé à la manière d'un objet creux. Je veux parler des cas où les sujets situent au niveau de leur cœur un sentiment-sensation de jubilation rayonnante, de puissance phallique rayonnée, ardente, chaleureuse. Ces sujets-là sont heureux et ils ont le sentiment réconfortant d'une puissance autonome, aussi ne les voit-on pas chez les psychanalystes.

Néanmoins l'aspect phallique, actif, du cœur m'a plusieurs fois été exposé par des garçons dont la passivité apparente et l'absence d'intérêt aux choses et aux êtres de leur entourage cachent une grande ardeur affective méconnue et coupable à l'égard de leur père, ardeur qui se traduit par une provocation inconsciente de ce dernier.

Leur comportement semble traduire ces propos : « Qu'il me montre son amour en se fâchant contre moi, en me frappant, en me faisant un bon mal qui me rassure sur sa présence. Que je puisse devenir fort sans danger pour lui ni pour moi, que je sois certain qu'il existe à la maison maternelle un homme invulnérable à mes coups, qui me châtiera sans me châtrer.»

Un garçon de douze ans, arrivé à un état grave d'angoisse et d'« absence » apparente, vivant dans un rêve, état dû à cette situation typique, inventait au cours de son traitement l'histoire suivante: il découvre un personnage mi-homme, mi-gorille, symbolisant le père redoutable et qui est « dans son droit », personnage qu'il a par mégarde dérangé dans son domaine. Il a peur de ce qui peut arriver et essaie de prendre le poignard qu'il avait à la ceinture.

Par maladresse, disait-il, son poignard lui échappait; mais, par un hasard heureux, il venait se ficher dans le décolleté de sa chemise (et l'enfant montrait son sein gauche), la poignée de l'arme appuyée contre la paroi thoracique, la lame menaçante comme un phallus en érection (un dessin représentait la chose).

L'enfant, incapable de faire aucun mouvement ou de fuir alors devant ce surhomme-monstre qui le terrorise, imagine celui-ci se précipitant aveuglément sur lui pour le serrer en vue de l'écraser dans un embrassement mortel. Le poignard de l'enfant pénètre l'autre en plein cœur, le géant s'empale sur le poignard prolongeant le cœur de l'enfant, sans que celui-ci ait la moindre responsabilité dans cette mort. Dans ce corps à corps, cœur à cœur, il voulait enfin percer le cœur de ce Père, non pas le sien dans la réalité qu'il aimait bien, mais le fantasme du Père terrible que se font les garçons dont les pères sont trop lointains, trop absorbés ou qui, quand tout va bien, semblent indifférents à leurs enfants.

Comme je le disais au début, il n'est pas question de tirer des conclusions de ces quelques notes ce ne sont là que des documents.

Rappelons aussi que l'on parle de cœur de pierre ou de cœur d'or, qu'à part au lion, on ne prête jamais au cœur de caractéristiques animales comme pour la tête (on dit, non pas cœur, mais tête de cochon, tête de linotte, tête de bois). Si l'on projette volontiers des caractéristiques animales sur le concept tête, c'est sans doute parce qu'elle sert d'objet de projection de l'intelligence et de la volonté agissante, logique, dynamique ou statique.

Il semble que c'est au cœur que soit réservée la projection du lieu focal où l'être humain situe symboliquement ses sentiments d'identification, de confiance, de sécurité passive ou active, et d'échanges affectifs avec son semblable humain.

Le mot cœur paraît remplacer le mot ventre, ou tube digestif, pour tout ce qu'il y a d'affectif et de subtil dans les émois d'incorporation magique, de plénitude et de vide magique qu'apporte le rassasiement ou la faim de puissance émotionnelle, émanant des échanges avec nos semblables.

 


Texto de F. Dolto en Sospsy.com

 

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